Dernier jour 14h00

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Agence France Presse, Pierrelatte, aujourd'hui, 14h00. La troisième et dernière tranche du réacteur de fusion thermonucléaire a été inaugurée en présence des ministres Français et Européen de l'Énergie. Cette nouvelle installation, qui produira 1800 MW dès cet hiver, est la douzième d'une longue série. Les ministres ont salué la tenue des délais et les performances de cette unité, particulièrement étudiée pour son faible impact sur l'environnement et sa résistance à tout type de cataclysme ou attentat.

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La composition du petit bagage de Lise était la cause de quelques dilemmes, surtout dans la salle de bain. Souvent Morgan s'était gentiment moquée d'elle à cause de sa collection inimaginable de pots, de flacons et de tubes. Pourtant, Lise était parvenue à sélectionner l'essentiel en récipients incassables, s'étonnant elle-même de sa vitesse d'exécution : deux crèmes hydratantes, trois parfums, un fond de teint, un blush, deux mascaras, trois crayons, quatre rouges. Elle avait abandonné les vernis, interdits. Elle s'était arrêté la main au-dessus de la crème solaire : d'après ce qu'elle avait compris, elle n'en n'aurait plus jamais besoin. Ensuite, elle avait renversé le coffret à bijoux à même le sol afin de sélectionner quelques boucles d'oreille, des bagues, deux bracelets, un collier que Morgan lui avait offert, ses trois bijoux de nombril préférés. Esmeralda chantonnait dans sa chambre, elle jouait avec ses poupées. L'effervescence du jour lui semblait étrangère. Lise vérifia l'heure. Elle se regarda dans la glace : elle avait les cheveux en bataille, elle les attacha en arrière, tira sur les manches du polo, se retourna pour voir s'il était bien rentré dans la ceinture, des gestes automatiques, un peu idiots vu les circonstances. Son cœur battait toujours aussi fort, elle se sentait comme une adolescente qui attend son cavalier. Elle courut faire pipi. Allez Lise ! Allez ! Réfléchis ! Qu'est-ce que tu es en train d'oublier ? Soudain, il lui vint une autre idée : il était idiot d'emporter du tout-venant, il était bien plus malin de remplir le petit sac de ce qui serait impossible à trouver ou à reproduire. Alors, elle vida le sac en le renversant par terre et en quelques minutes, elle ravagea la chambre et le dressing, tiroir après tiroir, à la recherche d'un mini pull angora bleu pale, d'un corsage en stretch décoré à la main, d'une robe en soie brodée d'inspiration thaï qui lui allait si bien, des sandales en cuir peintes façon lapon signées Dior, si belles, confortables et légères, un maillot de bain froncé une-pièce blanc griffé Chanel superbe, intemporel. Surprise de l'aisance avec laquelle les choix s'imposaient à elle, qui était d'habitude si indécise, elle sélectionna un short Versace, très court, un pantalon Miyake, idéalement ample, une jupe Lacroix, merveilleusement vieux jeu, tandis que d'innombrables victimes étaient propulsées derrière elle en vrac à même le sol. Elle retrouva une paire de lunettes de soleil en titane Gucci au style éblouissant, un petit haut en coton Lempicka, alambiqué et mystérieux, la mini-jupe qui allait avec. Elle s'arrêta. Le petit sac débordait. Elle sélectionna un ensemble Sonia Rykiel et le disposa sur le lit, prêt à enfiler. Elle respira, satisfaite. Elle entendit un petit bruit de jouet en plastique qui tombait. Quand elle tourna le coin du couloir, Esmeralda l'accueillit avec l'un de ses petits cris suraigus suivis d'un éclat de rire, un message de joie dont elle avait le secret. Lise vint la soulever et la prendre contre elle. Esmeralda se mit à gigoter, signal qu'elle voulait qu'on la dépose au sol, et dès qu'elle fut sur ses pieds, elle partit en courant vers la cuisine. Lise la suivit et la surveilla tandis qu'elle escaladait la chaise qui lui était réservée. Elle se saisit d'un petit pain au lait dans la corbeille sur la table. Elle l'attaqua d'une grande bouchée. Lise la regarda en souriant béatement. Elle reprit sa déambulation rêveuse dans la maison. Elle se sentait comme une petite fille qui va ouvrir ses cadeaux de Noël. Mais si cette métaphore pouvait décrire l'intensité de son excitation, il en aurait fallu une autre pour dépeindre la durée qui y était attachée. C'était comme si son cœur s'était remis à battre à la suite d'un long grippage d'autant plus pernicieux qu'il aurait été progressif. Comme si le temps était parvenu à lui faire oublier une sensation aussi essentielle. Cet élan, cette envie de faire, de bouger, de rechercher un regard et de lui sourire... c'était la vie, non ? Ou plutôt, c'était ce qui lui donnait son prix, et au bout du compte, que l'on ne pouvait comparer à rien d'autre. De toutes les façons, avec une raison pareille, on pouvait tout quitter le cœur léger.